Musiciens - Paroliers - Chanteurs - Danseurs
De la fin des années 1950 à celle des années 1980, voire au-delà, le tango connaît, plus à Buenos Aires qu’à Montevideo, une importante perte de succès, un véritable trou d’air après l’âge d’or et ses excès. Pour les jeunes Argentins, il n’est plus que « la lamentation du cocu ». Les danses anglo-saxonnes, comme le rock’n’roll qui sépare le couple que le tango associait étroitement, le relèguent au second plan, d’autant plus que les années 50 ont été marquées par une démesure au niveau des orchestres, des orchestrations et des effets musicaux.
Les juntes militaires au pouvoir pendant trente ans interdisent les grands rassemblements et font détruire plusieurs lieux du tango. Les orchestres, petits ou grands, disparaissent : de 600 dans les années 50, il en reste une dizaine en 1976. On en revient aux petites formations des années vingt : Troilo crée un quartet, et même joue en duo comme Horacio Salgán et Ubaldo de Lío, Pugliese pousse ses musiciens à créer le Sexteto Tango. Argentino Galván, arrangeur de Troilo, crée Los Astros del Tango.
Pourtant c’est aussi l’époque d’un renouvellement profond, marqué par la figure d’Astor Piazzolla et un certain retour au décarisme. Le tango va explorer une voie jusqu’à présent peu envisagée : il était jusqu’à présent chanson ou soutien de la danse, il va devenir une musique à part entière. C’est également le début de l’électrification des instruments.
Par ailleurs des émigrants argentins, musiciens ou danseurs, fuyant la dictature tournent dans le monde entier. Ils organisent des spectacles comme Tango Argentino (Paris 1983/Broadway 1986) ou Tangon Pasión en 1993 et préparent ainsi le renouveau. Nombreux sont ceux qui s’installent en France qui est, depuis les années 1910, un pays important de la musique et de la danse (« Si Buenos Aires est l’épouse du tango, Paris est sa maîtresse »). C’est dans cette ville qu’ouvre en 1981 un lieu de concert important, Les Trottoirs de Buenos Aires, où seront également donnés des cours de danse par des professeurs argentins renommés. Le tango connaît également un renouveau à New York mais on s’y intéresse dans un premier temps plus à la musique et au spectacle qu’à la pratique de la danse elle-même. De ces deux villes, le tango va regagner le monde, puis l’Argentine.
Compositeurs, chefs d’orchestre et musiciens
- Astor Piazzolla (« El Gato », « El Rengo », bandonéoniste, 1921-1992),virtuose de l’instrument, crée une autre manière de jouer du bandonéon, debout, en le laissant tomber à la verticale, en utilisant toute la longueur du soufflet. Bandonéoniste et arrangeur chez Aníbal Troilo pendant cinq ans, chef de l’orchestre de Francisco Fiorentino, il étudie dans le même temps le piano classique dans l’espoir déçu de devenir concertiste, la composition et le contrepoint avec Alberto Ginastera, la direction d’orchestre avec Hermann Scherchen, puis étudie à Paris avec Nadia Boulanger. Écartelé entre le bandonéon et le piano, son désir de musique classique et son destin de tango, il fait la synthèse de lui-même en réinventant la structure de la musique portègne, la métissant avec le jazz et la musique contemporaine. Créant successivement l’Octeto Buenos Aires et le Quinteto Tango Nuevo, il subit un rejet de la part des puristes (« Ce n’est pas du tango ! »), avant d’être reconnu comme un des grands créateurs du xxe siècle. Bien qu’amateur de jazz, il compose une musique très écrite, qui ne laisse qu’une infime place à l’improvisation. Il remodèle les structures figées du tango, affirmant la complexité rythmique et mélodique de chaque morceau. « J’en ai marre que tout le monde dise que ma musique n’est pas du tango. Bon, s’ils veulent, ma musique est celle de Buenos Aires. Mais la musique de Buenos Aires, comment l’appelle-t-on ? Tango. Alors, ma musique est tango […] Un tango différent, intellectuel, un tango ni chanté ni dansé. Un tango pour penser. » Sa musique est néanmoins tout à fait dansable.
- Gustavo Beytelmann (pianiste, 1945-) crée avec Juan José Mosalini et Patrice Caratini un trio qui s’est produit en Europe et en Amérique pendant plus de 12 ans.
- Daniel Binelli (bandonéoniste, 1946-) joue avec Osvaldo Pugliese et Astor Piazzolla avant d’entreprendre une longue carrière personnelle.
- Juan Carlos Cáceres (pianiste, peintre, 1936-2015), passionné de jazz (son idéal était « un mélange de Miles Davis et d’Aníbal Troilo »), revendique avec force les origines africaines du tango.
- Juan Cedrón (« El Tata », guitariste et chanteur, 1939-) réinvente, avec son cuarteto, le tango canción en le chargeant d’un contenu politique et en donnant une voix aux grands poètes et écrivains argentins, et au-delà.
- Mariano Mores (pianiste, 1918-2016) est surtout connu pour ses compositions (Adiós pampa mía, Cafetín de Buenos Aires, Uno, Taquito militar, Tanguera). Renouvelant le style milonguero, il crée le sextet de tango moderne : claviers (orgue, piano...), accordéon, guitare électrique, percussions et basse.
- Juan José Mosalini (bandonéoniste, 1943-2022) œuvre à mieux faire connaître et à enseigner le bandonéon en France, où il s’installa en 1977. Son père était bandonéoniste, son fils Juanjo aussi.
- Eduardo Rovira (bandonéoniste, 1925-1980) entend faire, dans le même esprit que Piazzolla, « de la musique au-dessus de la ceinture », c’est-à-dire entre autres non destinée à la danse. Souvent il amplifie électriquement la guitare et le bandonéon, empruntant des pédales d’effet aux orchestres de variété.
- L’Afro-argentin Horacio Salgán (pianiste, 1916-2016) pratique, en particulier avec son Quinteto Real et en duo avec le guitariste Ubaldo de Lío (1929-2012), un tango très jazzy, ouvert à d’autres musiques. Comme chez Pugliese ses morceaux sont marqués par des « changement de tempos et de climats fréquents » (Michel Plisson).
- Atilio Stampone (pianiste, 1926-2022) après une formation classique approfondie joue avec Pedro Maffia puis l’Octeto Buenos Aires d’Astor Piazzolla avant de fonder son propre orchestre. Il laisse 150 tangos et accompagne souvent Roberto Goyeneche.
Parolier.ère.s/poètes
- Chanteuse, Eladia Blásquez (1931-2005) est également à son époque une des rares parolières et compositrices de tango (El Corazón al Sur, Sueño de Barrilete, Mi ciudad y mi gente). Elle a ouvert la voie à d’autres parolières, comme María Elena Walsh (1930-2011).
- Né en Uruguay, Horacio Ferrer (1933-2014) travaille avec Piazzolla et a été jusqu’à la fin de sa vie président de l’Académie nationale du Tango. Sa poésie est d’une grande puissance frisant souvent le surréalisme (Balada para un loco, Chiquilín de Bachín, El Gordo triste, Oblivion, l’opéra María de Buenos Aires). Pour lui les paroles de tango sont tout autant une forme de conversation que de la poésie. « Le tango est un port amical où s’ancre l’illusion », dit-il. Mais ses paroles évoquent moins la nostalgie ou la mélancolie qu’elles ne célèbrent la vie.
Chanteur.se.s
- Amelita Baltar (« La Diva del Tango », 1940-) chanta avec Astor Piazzolla dont elle fut une des compagnes.
- Luis Cardei (« Luisito », ténor, 1944-2000) chante, accompagné d’un seul bandonéon, d’une voix aussi fragile que son corps (polyomyélitique, hémophile, on le portait sur scène, où il chantait assis), mais à l’émotivité intime intense. Représentant tardif du tango traditionnel, sa référence absolue est Gardel.
- Roberto Goyeneche (« El Polaco », « Garganta con arena », baryton, 1926-1994) a travaillé avec Horacio Salgán, Aníbal Troilo et Piazzolla. Autodidacte au fraseo inimitable, c’est le chanteur de tango par excellence, à l’expressivité théâtrale, du cri jusqu’à la nuance murmurée, balbutiée.
- Valeria Munarriz (1927-) commence sa vraie carrière à Paris. Elle chante d’une voix chaude, avec une allure stylisée de tragédienne, « visage pâle, bouche écarlate, cheveux gominés, corps gainé de noir » (Dictionnaire passionné du Tango).
- Susana Rinaldi (« La Tana », 1935-) est une autre chanteuse d’une grande expressivité. Elle chante anciens et nouveaux tangos comme L’Opéra de Quat’ Sous de Bertolt Brecht et Kurt Weil et va jusqu’à donner une version disco de La Cumparsita.
- Nelly Vázquez (« La Callas del tango », 1937-) a suivi une formation lyrique avant de chanter avec Troilo, Osvaldo Pugliese, Piazzolla et Mariano Mores.
Danseur.se.s
- Carlos Gavito (1942-2005) « Quand vous dansez, vous êtes proche de votre partenaire, et la danse est suggestive, mais ça n’a rien de personnel. “Proche” est ce que la musique vous incite à être. L’étreinte semble personnelle, mais ce que vous étreignez en fait, c’est la musique. […] Un bon danseur danse la musique, et non les pas. Il ne pense pas à ce qu’il va faire, mais à suivre la musique. Nous sommes des peintres. Nous peignons la musique avec nos pieds. […] Il est important de savoir pourquoi nous désirons danser. Nous dansons une solitude que chacun de nous a au plus profond de lui et que rien ne peut combler. Danser le tango, c’est mettre ce vide en mouvement. […] Le secret du tango se trouve dans cet instant d’improvisation qui se produit entre un pas et l’autre. C’est rendre possible l’impossible, danser le silence ! […] Ceux qui disent que vous ne pouvez pas danser le tango si vous n’êtes pas argentin se trompent. Le tango est une musique d’immigrants, il n’a pas de nationalité. Son seul passeport est le sentiment. »
- Juan Carlos Copes (1931-) & Maria Nieves (« Las Piernas del tango », 1934-) ont formé un couple de tango essentiel pendant des décennies.
- Orlando Dias (« Coco », 1951-) est le sujet d’un roman de la Slovène Svina Brit, né d’un contrat unique : il lui apprendra à danser si en contrepartie elle écrit un livre sur sa vie.
- Los Dinzel (Rodolfo « Cacho » Dinzelbacher, 1950-2015 & Gloria Varo, 1947-2018) inventent une méthode d’apprentissage, « un tango conforme à la posture, au mouvement, à l’expression, l’attitude, le caractère, en un mot, à la “manière” spécifique de cette danse qu’on se doit de respecter car elle détermine que nous dansons vraiment le tango et non que nous bougeons seulement sur une musique de tango ».
- Ana Maria Stekelman (1944-) cherche la fusion entre tango et danse contemporaine.
- Antonio Todaro (1929-1994), maçon le jour, milonguero la nuit, tient une pratique quasi déserte tous les soirs ; il est dans les années 80 la mémoire du tango fantaisie.
- Miguel Angel Zotto (1958-) affirme que la figure fondatrice du tango est le huit de la femme et danse de manière en même temps spectaculaire et subtile, en duo souvent avec Milena Plebs (1961-).