Chanter le tango

 

Si tu ne fais pas l’amour au tango en le chantant, rien ne se passe. (Roberto Goyeneche)

 

Il existe deux sortes de tangos rioplatenses : le tango para bailar (à danser) et le tango canción (chanson, à écouter). Dans les premiers, s’ils sont chantés (car ce n’est pas toujours le cas), la voix du chanteur ne se fait souvent entendre qu’à la moitié environ du morceau (et ce qui précède n’est pas une introduction, mais déjà le morceau lui-même) et la musique ne baisse pas forcément d’intensité ni de niveau quand il chante. Dans les seconds, la voix commence après une courte introduction : le tango est dans les paroles et le phrasé du chanteur ; la musique n’est qu’un accompagnement et n’entraîne  pas à la danse. Les morceaux peuvent être les mêmes : ce ne sont pas des répertoires différents, mais des intentions divergentes.

 

En dehors de cette distinction de base, il existe différents types de chanteur.se.s. Nous nous sommes appuyés sur le Dictionnaire passionné du tango pour catégoriser les types suivants.

 


 

1. Rapport à l’espace symbolique

 

Le chanteur campero (rural)

« Il prête sa voix aux premiers tangos à la fin du xixe siècle. C’est un conteur qui récite à son auditoire des histoires du quotidien. » Descendant du payador, l’importance de son chant est très secondaire par rapport à la musique.

Quelques représentants

  • Ángel Villoldo (1861-1919)
  • Le premier Gardel, habillé en gaucho, dans son duo avec José Razzano (1887-1960)
  • Agustín Magaldi (1898-1938)
  • Ignacio Corsini (1891-1967)
  • le Trío Argentino de Agustín Irusta (1903-1987)
  • Roberto Fugazot (1902-1971)
  • Lucio Demare (1906-1974)
  • Edmundo Rivero (1911-1986)
  • Imperio Argentina (1910-2003)
  • Rosita Quiroga (1896-1984)
  • Nelly Omar (1911-2013)
  • Azucena Maizani (1902-1970)
  Agustín MagaldiAgustín Magaldi

 

Rosita QuirogaRosita Quiroga

 

Le chanteur urbain

« La période entre les années 20 et 40, pendant laquelle le tango est formalisé comme genre, voit naître le chanteur urbain. Le développement de la ville, l’accroissement de sa population comme de son chaos forcent l’interprète, pour se faire entendre, à chanter presque à tue-tête, tel un marchand à la criée. » Tous les chanteurs suivants appartiennent à cette catégorie.

Quelques représentants

Tita MerelloTita Merello

 

Tita MerelloAlberto Castillo
  • « Carlos Gardel en est une des icônes. Il opère lui-même la transition jusqu’aux années 20 et établit le canon du tango canción, combinant les éléments du bel canto avec des inflexions propres à l’élocution citadine et des accents des faubourgs. Son débit, le placement de sa voix et sa richesse dramatique deviennent la norme en matière d’interprétation. »
  • « Alberto Castillo fixe, lui, le type du chanteur populaire : son rythme est plus rapide, à l’unisson d’une époque qui avance au rythme du tramway et non plus du cheval. La frénésie et l’effervescence urbaines s’expriment dans un chant qui non seulement énonce et récite, comme le faisait le payador, mais annonce et proclame, par des fraseos d’une grande richesse rythmique et mélodique, des voix qui montent, deviennent nasales, s’étirent, et qui, comme le marcheur dans les rues, s’arrêtent, se suspendent, reprennent leur course. »
  • Tita Merello (1904-2002)
  • Sofía Bozán (1904-1958)
  • Osvaldo Peredo (1930-)

 


 

Rapport à l’orquesta típica

 

1. L’estribillista

«CharloCharlo Chanteur de l’époque de la Guardia nueva qui, contrairement aux chanteurs de tango cancíón, qui lui sont contemporains, travaille au sein d’un sexteto típico ou une autre formation qui jouent pour les danseurs. Il a un rôle secondaire dans l’orchestre […] Il n’intervient que sur la seconde moitié du tango, pour chanter une partie seulement des paroles. Cet estribillo est la seconde strophe d’un tango qui en compte généralement trois et qui est répétée après la troisième strophe, ce qui en fait une sorte de refrain. En concert […] alors qu’il n’existait pas de système d’amplification du son, les chanteurs étaient obligés de crier, voire d’utiliser un mégaphone pour se faire entendre par-dessus les instruments. » (Dictionnaire passionné du tango)

Quelques représentants

  • Roberto Fugazot (1902-1971)
  • Charlo (1906-1990)
  • Carlos Dante (1906-1985)
  • Carlos Viván (1908-1971)
  • Ernesto Famá (1908-1984)

Nombreux sont ceux qui évolueront en chanteurs d’orchestre.

 

2. Le chanteur d’orchestre

Il naît sous l’impulsion d’Aníbal Troilo et effectue d’une certaine manière la synthèse des deux formes de tangos. Il « a dépassé sa condition d’estribillista et tient désormais dans la formation orchestrale un rôle considérable. Mais il occupe une place précise, qu’il doit respecter : la voix devient un instrument. Le phrasé (fraseo), les silences, les arrastres  et le mouvement même du chant sont dès lors calibrés en fonction des possibilités offertes par l’échafaudage de l’orchestre. »

Quelques représentants

« Si les chanteurs définissent chacun leur style en fonction de leurs qualités vocales, ils partagent tous cette condition. Et certains, qui ont pourtant appartenu à plusieurs orchestres au cours de leur carrière, restent associés dans l’histoire du tango à un seul musicien : »

  • Francisco Fiorentino (1905-1955) avec Troilo, puis dans son propre orchestre dirigé par Piazzolla
  • Floreal Ruíz (1916-1978), Alberto Marino (1923-1989) et Raúl Berón avec Miguel Caló
  • Argentino Ledesma (1929-2004) et Rodolfo Lesica (1928-1984) avec Héctor Varela
  • Roberto Goyeneche et Ángel Vargas (1904-1959) avec Ángel d’Agostino
  • Roberto Rufino (1922-1999) et Alberto Podestá (1924-2015) avec Carlos di Sarli
  • Alberto Morán (« El Flaco », 1922-1997) avec Osvaldo Pugliese

Une des formes contemporaines du chanteur d’orchestre est le chanteur de tango formé au rock et qui réussit à mixer les deux formes musicales.

  • Miguel Suárez et Peyo Campoliete, chanteurs d’Astillero
  • Omar Mollo (1950-)
  • Héctor « Limón » García (1952-)
Francisco FiorentinoFrancisco Fiorentino

 

Roberto GoyenecheRoberto Goyeneche

 

3. Le chanteur soliste

Dans les années 50, les grands orchestres commencent à perdre de leur audience et, face aux difficultés économiques, se dissolvent les uns après les autres. Les chanteurs d’orchestre se produisent désormais comme solistes, et de nouvelles figures émergent. « Ils approchent le tango d’une manière intimiste, chantant dans les bars de quartier et établissant une relation étroite avec un public fidèle. »

Quelques représentants

Virginia LuqueVirginia Luque

 

  • Julio Sosa (1926-1964)
  • Virginia Luque (1927-2014)
  • Rubén Juárez (1947-2010)
  • Jorge Falcón (1949-1987)
  • Jorge Vidal (1924-2010)
  • Luis Cardei (1944-2000)

 

Julio Sosa
Julio Sosa

 

4. Le chanteur mélodique

« Entre les années 60 et la fin des années 80, le tango cesse d’être un phénomène de masse. Il se trouve ainsi confiné dans les cafés-concerts, soutenu, quand paroles il y a, par la figure du chanteur. Musicalement, l’œuvre d’Astor Piazzolla irradie au cœur de cette période et ses effets se font sentir jusque dans le chant : un nouveau type de voix est privilégié, plus grave et moins artificiel. Le chanteur mélodique est né. Il accompagne les recherches des avant-gardes et tente de moderniser l’interprétation du tango, intégrant des tournures vocales dramatiques, un geste théâtral et un phrasé sucré. Le tango se rapproche de la ballade, du boléro, de la tradition du cabaret allemand, de la nouvelle chanson française et de la chanson romantique latino-américaine, ces mélanges produisant des nuances et sonorités inédites. Il se déclame désormais – une évolution pas toujours bien accueillie par les aficionados du tango traditionnel. »

Quelques représentants

  • Raúl Lavié (1937-)
  • Nelly Vázquez (1937-)
  • Amelita Baltar (1940-)
  • Susana Rinaldi (1935-)
  • Cacho Castaña (1942-)
  • José Ángel Trelles (1944-)
  • Beba Bidart (1924-1994)
  • Rosanna Falasca (1953-1983)
  • María Graña (1953-)
  • Ricardo « Chiqui » Pereyra (1951-)
  • Néstor Fabián (1938-)
  • Guillermo Fernández (1958-)
  • Patricia Barone (1962-)
  • Luis Cardei (1944-2000)
  • Adriana Varela (« La Gata », 1952-)
  • Horacio Molina (1935-)
  • Juan Cedrón (« El Tata », 1939-)
Beba BidartBeba Bidart

 

Susana RinaldiSusana Rinaldi

 

Bien sûr ce ne sont que des catégories, une tentative de classification difficile, et aucun chanteur n’est enfermé dans un modèle. Et c’est encore plus vrai aujourd’hui, où chacun des chanteurs du tango nuevo joue entre les différents registres en les réinterprétant à sa manière.

 


 

Notes

Une liberté affirmée dans l’interprétation du rythme de la mélodie (le rubato) est une des caractéristiques essentielles du tango chanté. Carlos Gardel, Roberto Goyeneche et Edmundo Rivero sont les maîtres de ce phrasé.

Les chanteurs de tango sont des ténors ou des barytons légers ; on dit que c’est parce que ce sont les voix dont la tessiture se rapproche le plus de celle du violon, et s’intègre donc le plus facilement dans l’orchestre de tango. A rebours le génial baryton-basse Edmundo Rivero mit longtemps à s’imposer.

 

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