Guardia nueva

 

Le tango, c’est aussi de la musique. (Julio de Caro)
 
Le tango, né pour les pieds des danseurs, est devenu, grâce à Carlos Gardel, le chant d’un peuple. (Roberto Selles)

 


Musiciens - Paroliers - Chanteurs


 

Le terme désigne la période qui s’étend des changements imposés par Julio de Caro au tout début des années 20 jusqu’à la mort de Carlos Gardel en 1935. L’Argentine, jusqu’à la crise de 1929 qui rebat les cartes, est une nation riche. C’est le moment où le peuple portègne prend conscience qu’il a créé un genre musical qui est sa voix et a une valeur propre. À la fin des années 20 les techniques d’enregistrement sont considérablement améliorées par l’invention du microphone électrique et de l’amplificateur à lampes. De jeunes musiciens souvent issus des classes moyennes et dotés d’une solide éducation musicale prennent en main le destin du tango. Il se trouve alors animé d’un double mouvement.

orquestra típica Julio de Caro

Le premier est la révolution décaréenne : les évolutions stylistiques qui caractérisent la période se mettent en place entre 1920 et 1924 : sexteto típico, généralisation des arrangements qui interdisent l’improvisation, calme du rythme par l’atténuation des syncopes, réduction de la part des sections structurantes (4 phrases de 4 mesures) de trois à deux, rôle affirmé du contrepoint (par le second violon en particulier) et de la polyphonie. Chaque instrument a droit à ses solos. En d’autres termes de Caro impose une « une ligne musicale plus propre à la mélodie et une forte tension entre une mélodie qui reste simple et des harmonies utilisant davantage le chromatisme » (Michel Plisson).

De plus les frères de Caro, Lucio Demare, Osvaldo Fresedo et Juan Carlos Cobián rapportent de leurs voyages en Europe et aux U. S. A. une connaissance de Ravel et Debussy et un feeling jazzy qui imprègnent leurs morceaux. Le jazz est d’ailleurs plus proche du tango qu’on ne le pense habituellement : Osvaldo Fresedo  a enregistré des charlestons et des foxtrots et a joué en public avec Dizzy Gillespie, Cobián gagna sa vie à New York comme pianiste de jazz, Lucio Demare et Juan d’Arienzo en ont joué ensemble, Osvaldo Pugliese et Horacio Salgán se retrouvaient une fois par semaine pour en écouter.

Notons que, à l’aube de l'âge d’or, la milonga est réinventée (Milonga sentimental, 1931, musique de Sebastián Piana, paroles de Homero Manzi, première interprétation par Francisco Canaro).

Enfin le chanteur dans l’orchestre décaréen voit son rôle réduit à celui d’estribillista, qui ne se montre que pour chanter le refrain (estribillo) sans que les instruments réduisent leur volume sonore pour lui faire de la place.

Cela peut sembler une contradiction, mais le second mouvement contemporain est la naissance et le développement du tango canción (tango chanson), destiné à être écouté et non dansé. C’est que, avec Gardel, la figure du chanteur de tango prend son indépendance vis-à-vis de l’orchestre, puisqu’il est le plus souvent accompagné par des guitares. En développant un phrasé particulier, Carlitos acquiert une expression puissante et devient une vedette révérée, au-delà même de l'Argentine et du domaine musical (cinéma).

Le point commun entre ces deux mouvements est à chercher dans le fait qu’à cette époque le tango se libère de la danse et prend les couleurs diverses (musique, poésie, mode de vie) qui sont toujours les siennes aujourd’hui. On dit qu’il passe « des pieds aux lèvres ». D’un autre point de vue, « la morale envahit les paroles, la sexualité s’éloigne ; on passe d’une érotique des corps à une éthique de la parole » (Dictionnaire passionné du tango). « Le fait qu’il soit de tradition de ne pas danser sur un tango chanté, surtout s’il est chanté par Gardel, nous oblige à concevoir le chant comme un refoulement de la danse : on chante le tango afin de ne pas le danser, de ne pas céder à son érotisme originel », écrit Pierre Monette. Les paroles, qui abordaient jusqu’alors tous les sujets, et plutôt de manière vive, s’emplissent de mélancolie, de souffrance amoureuse, de toutes les tristesses. Apparaît alors dans la danse le concept d’élégance, à peu près absent des décennies précédentes, qui mettaient l’accent sur la performance.

Le tango sature à cette époque tout l’espace culturel autour du Río de la Plata : disques (les techniques d’enregistrement s’améliorent à partir de 1926), radio, cirque, théâtre (saynètes, comédies musicales, revues), cinéma (c’est l’époque où les chanteurs deviennent vedettes de films). De 1920 au début des années 30, des orchestres féminins jouent dans les salons de thé, les cafés, les bars et aussi lors de mariages ou de soirées dansantes ; ils ne furent jamais enregistrés. En même temps le tango commence à se raconter lui-même, sur le ton de la nostalgie bien sûr. Le vrai tango, c’était avant, quand il ne s’était pas embourgeoisé, quand il était dansé par l’aristocratie des quartiers, les guapos et autres compadritos.

L’époque de la guardia nueva est le moment où le tango devient la musique et la danse identitaires de Buenos Aires et où les autres musiques argentines rejoignent le rang des folklores. C’est aussi le moment où les compositeurs « sérieux » commencent à s’intéresser au tango : Stravinsky, Darius Milhaud, Eric Satie, Alban Berg, et bien sûr Kurt Weill.

C’est aussi le moment où il s’exporte dans le monde entier. En 1923 Mustapha Kemal Atatürk danse lors de sa cérémonie d’investiture à la Présidence de la République turque. Comme la laïcité, l’alphabet latin et le vote des femmes, le tango est pour lui un élément du programme d’occidentalisation de son pays. En 1926 le baron Tsunayoshi Megata crée à Tokyo une académie gratuite qui dispense ses cours à l’aristocratie japonaise et il rédige une méthode de danse. Le tango devient dans le pays un phénomène de société, alors même que pour des raisons civilisationnelles l’abrazo y pose problème. La Finlande de son côté va développer une forme locale ; elle est aujourd’hui, hors Argentine, le pays où s’écrit le plus grand nombre de tangos. En France le lieutenant-colonel Charles de Gaulle apprend à danser dans un célèbre cours parisien.

Autre exemple, du fait que de nombreux émigrants étaient des Juifs ashkenazes fuyant les pogroms et qu’ils avaient participé comme les autres à la naissance de la musique, il n’est pas étonnant que se soit développé, aussi bien sur les rives du Río de la Plata qu’en Europe centrale, un tango yiddish autour de l’accordéon, de la clarinette klezmer et du violon (Papirosn, Friling). Les interprètes en étaient Henri Gerro, Rosita Londner, Benzion Witler, Shifra Lerer. De nos jours Zully Goldfrab, Lloïca Czakis et Karsten Troyke ont repris le flambeau. En ce xxe siècle bizarre et parfois atroce, on écrivit et chanta des tangos dans les ghettos, et jusque dans les camps de concentration. Les déportés y étaient accompagnés vers le lieu de leur assassinat par un orchestre qui jouait Plegaria d’Eduardo Bianco ou un autre « tango de la mort », parfois composé à cet effet. À l’opposé des prisonniers écrivirent à la louange de la musique qui les libérait en esprit un émouvant Tango fun Oszwieczim (Le Tango d’Auschwitz).

Tango dans un ghetto d'Europe de l'EstMilonga en plein air dans un ghetto juif d’Europe de l’Est

 

 

Compositeur.rice.s, chef.fe.s d’orchestre et musicien.ne.s

  • Julio de Caro (« Billiken », « El Poeta del violino », violoniste [violon à cornet], 1899-1980), avec ses frères Francisco (pianiste, 1898-1976) et Emilio (violoniste, 1903-1964), est celui qui porte la révolution de la guardia nueva, à tel point qu’on la qualifie de decareana. Il met sa formation de musicien classique et de jazzman au service de la complexification du tango. Marquant plus doucement le rythme, il éloigne le tango de la danse et en fait une musique plus mélodique. Dans le même temps il introduit dans le tango des effets polyphoniques et de contrepoint qui en font une musique à l’harmonie complexe. « Je voulais que le tango appartienne à la meilleure catégorie musicale, lui donner une couleur et une interprétation appropriées pour l’ennoblir, en respectant son originalité. »
  • Paquita Bernardo (« La Flor de Villa Crespo », bandonéoniste, 1900-1025) apprend au début le bandonéon en cachette car c’était un instrument jugé immoral pour les femmes (on ouvre et on ferme les jambes pour en jouer). Elle fonde un orchestre où elle fait débuter Elvino Vardaro et Osvaldo Pugliese, tous deux âgés de 16 ans. Elle compose des tangos chantés entre autres par Gardel, rencontre un immense succès mais n’a pas enregistré.
  • Juan Carlos Cobián (« El Aristócrata del tango », « El Chopin du tango », pianiste, 1896-1953) est un précurseur de la guardia nueva dès avant 1917. Il dégage son instrument de sa seule fonction rythmique, dévelooppant les arpèges de la main gauche. Il joue un rôle déterminant dans le passage du tempo à quatre temps et est à ce titre un des compositeurs les plus importants de la période.
  • Edgardo Donato (violoniste, 1897-1963) continue le style de la guardia vieja à l’époque de la guardia nueva.
    • Osvaldo Fresedo (« El Pibe de la Paternal », bandonéoniste, 1897-1984) garde dans sa musique un tempo lent et marqué qui convient à la danse. Son style lyrique et élégant place les violons au premier plan mais il s’autorise aussi à utiliser des instruments inhabituels, harpe, vibraphone, batterie. Il laisse plus de mille enregistrements, qui utilisent « une riche palette de nuances musicales, comme toute la dynamique de l’orchestre, du forte au pianissimo » (Michel Plisson).
  • Pedro Laurenz (bandonéoniste, 1902-1972) « a développé un jeu fougueux, virtuose et complexe, particulièrement innovant dans le développement de la main gauche qui a permis aux arrangeurs d’accorder une place plus grande à la polyphonie » (Dictionnaire passionné du Tango). Il s’est illustré avec tous les musiciens d’avant-garde, de Julio de Caro à Horacio Salgán.
  • Francisco Lomuto (« Pancho Laguna », pianiste, 1893-1950) introduit clarinette, saxophone et batterie dans son ensemble, mêlant tango et swing. Il créera en 1936, avec entre autres Francisco Canaro, Agustín Bardi, Julio de Caro et Osvaldo Fresedo, la SADAIC (Sociedad Argentina De Autores Y Compositores de música), équivalent de la SACEM française.
  • Pedro Maffia (« El Pibe de Flores », bandonéoniste, 1899-1967) joue un tango profond, virtuose mais sobre, sans effets. Il compose de nombreux morceaux instrumentaux, dont Taconeando, qui annonce le nuevo tango.
  • L’Orquesta Típica Victor est une formation créée par la maison de disques RCA Victor, en activité sous divers noms et en différentes formations de 1925 à 1944. Par contrat, elle ne se produisit jamais en public et enregistra uniquement en studio. Elle fut longtemps dirigée par Adolfo Carabelli (pianiste, 1893-1947).

 

Un couple dans un cabaret portègne en 1924Un couple dans un cabaret portègne en 1924

Paroliers/poètes

  • Enrique Cadícamo (1900-1999) se fait, sur un registre nostalgique et désenchanté, le chroniqueur du Buenos Aires nocturne dans un lunfardo manipulé de manière élégante (1300 chansons, dont Anclao en París, Che papusa oí, Madame Ivonne, Muñeca brava).
  • Enrique Santos Discépolo (« Discepolín », 1901-1951) a défini le tango comme « une pensée triste qui se danse ». Philosophe du quartier, il exprime ses angoisses existentielles et sa révolte sociale, voire politique, dans des paroles très sombres, mais pleines d’humour et de dérision (Malevaje, Uno, Sin palabras, Cafetín de Buenos Aires). Non content d’être leur parolier, il a aussi composé certains tangos parmi les plus célèbres (Cambalache, Yira Yira).
  • Celedonio Flores (« El Negro Cele », 1896-1947) rend compte, en faisant usage du lunfardo, de la vie quotidienne du petit peuple portègne et de ses transformations. Grâce à une fine compréhension de l’âme humaine, puisant ses sujets dans la vie du quartier il leur confère une dimension universelle (Margot, Mano a mano, Viejo smoking, La Puñalada). Son œuvre poétique est importante et la plupart de ses textes ne sont pas destinés à être mis en musique.
  • Francisco García Jiménez (« Joe Francis », 1899-1983) évoque dans des textes aux formes diverses la vie des classes moyennes (Tus besos fueron míos, Palomita blanca).
  • Alfredo Le Pera (1900-1935) est le parolier de Gardel, le scénariste de ses films, et meurt dans le même incompréhensible accident d’avion que lui (Melodía de arrabal, Recuerdo malevo, Cuesta Abajo, El Día que me quieras, Volver).
  • Samuel Linnig (1888-1925) écrit en 1920 avec Enrique Delfino (« Delfy », pianiste, 1895-1967) le premier vrai tango canción fondé sur une unité texte-musique, Milonguita. Auparavant les paroles étaient surajoutées sur une mélodie déjà existante.
  • Manuel Romero (1891-1954) chante la virilité des quartiers louches (Patotero sentimental, Tango porteño, Tomo y obligo). Il est aussi scénariste et réalisateur.

 

Chanteur.se.s

  • Carlos Gardel (Charles Romuald Gardès ?, « El Francesito », « El Morocho del Abasto », « El Zorzal criollo », « Carlitos », ténor/baryton, c. 1885/1890-1935). Réputé né en France sous le nom de Charles Romuald Gardès (mais l’Uruguay le réclame également), il chante en duo avec l’Uruguayen José Razzano de 1911 à 1925 avant de s’imposer en solo. Il est devenu un des mythes de l’Argentine dès avant sa mort dans un mystérieux accident d’avion. Il est, pour tout un chacun dans le monde entier, la figure essentielle du chanteur de tango, qu’il a inventée et qu’il représente également au cinéma. Il crée le fraseo de tango, fondé sur le rubato et qui, épousant les formes du parler portègne, est encore aujourd’hui la base du chant. Il compose également de nombreux tangos (Margot, Volver, Cuesta Abajo, Tiempos viejos, Tomo y obligo, La Canción de Buenos Aires,…) On ne danse pas quand Gardel chante, parce que c’est du tango canción destiné à être écouté, mais le 11 décembre, son anniversaire, qui est aussi celui de Julio de Caro, est en Argentine le Jour du Tango.

Carlos GardelCarlos Gardel

  • Sofía Bozán (« La Negra », « El Alma del Maipo », 1904-1958) n’a enregistré qu’une trentaine de titres, mais elle est aussi une actrice et une danseuse. Sa gouaille et sa présence en scène firent d’elle presque l’égale de Gardel dans le cœur du public.
  • Charlo (Carlos José Pérez Urdinola, baryton, 1906-1990) a laissé plus de mille enregistrements. Pianiste, il fut également compositeur.
  • Ignacio Corsini (« El Caballero cantor », ténor, 1891-1967) est né en Sicile, a été ouvrier agricole dans la pampa et a tourné dans de nombreux films.
  • Ada Falcón (« La Imperatriz del tango », 1905-2002) ne chante presque qu’avec Canaro dont elle est la maîtresse. Elle mène une vie de star hollywoodienne, puis disparaît en distribuant ses biens autour d’elle avant de se reclure dans un couvent franciscain.
  • Francisco Fiorentino (« Fiore », 1905-1955) est une des voix majeures du tango. Il a chanté avec Troilo avant de voir son orchestre dirigé par Piazzolla.
  • Libertad Lamarque (« La Reina del Tango », soprano, 1908-2000), malgré de profonds drames intimes, mena une carrière de près de quatre-vingts ans, tant au cinéma que sur la scène.
  • Agustín Magaldi (« La Voz sentimental de Buenos Aires », 1898-1938), ami d’enfance d’Eva Perón, fut également compositeur (Libertad). Bien que très talentueux, il est pour des raisons difficiles à comprendre le mal aimé du tango.
  • Azucena Maizani (« La Ñata gaucha », « Azabache », 1902-1970) chante costumée en homme.
  • Tita Merello (« La Morocha argentina », « La Negra », « Tita de Buenos Aires », soprano, 1904-2002) affirmait que « chaque tango est une petite pièce de théâtre. »
  • Manolita Poli (c. 1899-1966) est une actrice avant d'être une chanteuse.
  • Rosita Quiroga (« La Piaf del arrabal porteño »,1896-1984) enregistre presque exclusivement de 1922 à 1931. Son style ironique, entre parlé et chanté, installe une ambiance intimiste.
  • Mercedes Simone (« La Dama del tango », mezzo-soprano, 1904-1990) enregistre 250 tangos dans un style élégant, distingué, sobre.
  • Tania (Ana Luciano Divis, « La Actriz del tango », mezzo-soprano, 1893-1999) partage la vie de Discépolo. Espagnole, elle ne vient au tango qu’à la trentaine.

 

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