Le tango comme métaphore…

 

Toute la danse n’est que la mystérieuse interprétation sacrée du baiser. (Mallarmé)

 


ThéâtreAmourDuel - CérémonieEncore


 

…de l’acte théâtral

C’est le théâtre populaire du Río de la Plata qui a transmuté la Milonga en Tango et a offert à ce dernier pérennité et succès. (Horacio Ferrer)
 

La saynète (sainete) était une forme de théâtre populaire de Buenos Aires, en vogue du milieu du xixe siècle aux années 30, avec un pic de popularité dans les décades 1910 et 1920, quand le tango fixe sa forme classique. Il prend en général la forme d’une comédie en un acte. Importée d’Espagne, elle intègre vite des éléments locaux et prend une forme humoristique. « Elle transmet une morale simple, met en scène la vie des communautés d’immigrants au sein des conventillos et intègre de fait le tango, dont elle devient un vecteur si important qu’un nombre incalculable de thèmes en sont issus. C’est dans une saynète du compositeur espagnol (mais aussi chanteur et acteur) Santiago Ramos qu’est introduit en 1856 un des premiers “tangos” chantés, La Cabaña del tío Tom » (Dictionnaire passionné du tango). Les thèmes, les personnages, le langage , les auteurs des deux genres sont les mêmes. Beaucoup de paroles de tangos apparaissent comme des résumés de sainetes. À tel point qu’Horacio Ferrer, au prix d’un néologisme, a pu écrire que « la tanguité a existé dans les cités du Río de la Plata, avant même le tango. » En retour, très vite, les sainetes s’emplissent de références au tango.

Ainsi chaque tango, musique ou danse, peut être considéré comme une pièce de théâtre. Après tout Buenos Aires est, après Paris, la ville au monde qui comprend le plus grand nombre de salles de spectacle.

 


 

Étant donné qu’il est, comme nous l’avons dit, né dans les maisons closes populaires de Buenos Aires et Montevideo, il n’est pas étonnant que le tango, par ses figures, évoque les activités des deux principaux « personnages » de ces lieux : le souteneur et la prostituée. Et donc aussi bien l’acte sexuel que le duel au couteau.

 

…de l’acte d’amour

Le tango, je me demande pourquoi ça se danse debout !
(Clemenceau, Notes de voyage en Amérique du Sud, 1911)
 

Par définition, en abrazo (étreinte en français), même ouvert, on n’est jamais très loin l’un de l’autre. Le tango se danse poitrine contre poitrine. Les jambes ont l’air de s’entremêler. Quand il marche l’homme avance ses pas sous le bassin de la femme. Cette dernière, dans certaines figures, passe les jambes entre celles de l’homme, semble s’effondrer sur lui ou caresse sa cuisse avec son pied. Sem parle de « copulation rythmée » (laquelle ne l’est pas ?)

Un auteur anonyme écrit d’ailleurs que « l’homme est le créateur de la danse du tango car il l’engendre sur le corps de la femme. » Critiquable à plusieurs niveaux, cette phrase n’en marque pas moins l’ambiance sexuelle qui imprègne cette danse. Tout reste bien sûr métaphorique. Le tango, ça se danse debout.

 

…du duel au couteau

Il naquit dans les vieux enclos à bestiaux du côté de 1880.
Sa mère était une fille légère et son père un lourdingue du faubourg.
Il eut pour parrain la trompe du contrôleur du tram
Et les duels au couteau lui apprirent à danser.
(Miguel A. Camino)
 

Si effectivement les contrôleurs des tramways s’annonçaient en jouant un air de tango sur leur trompe, les vers de Camino mettent surtout en valeur l’importance des coups de couteau qui concluaient souvent les rixes des voyous de Buenos Aires ou Montevideo. Les pas du tango en conservent la trace. Un ami danseur qui pratique l’escrime m’a dit retrouver dans les pas arrière des techniques d’esquive, dans d’autres des feintes ou des fentes. Le passage du poids du corps d’un pied à l’autre et les appuis sur le sol sont les mêmes que ceux d’un homme qui combat à l’arme blanche. Le contrôle de l’axe d’équilibre dans la lutte corps à corps sert à faire tourner l’adversaire, alors que le danseur l’utilise comme un jeu. La plupart des pas du tango proviennent du duel au couteau.

Tulio Carella évoque certains « duels de voyous qui se battent avec des lames courtes, les jambes attachées avec leurs propres ceintures pour maintenir une distance constante : là on vainc ou on meurt. » Cette méthode de duel n’est pas sans rapport avec la proximité où se tiennent les danseurs et le peu d’espace où ils placent leurs pieds.

Souvenons-nous enfin qu’un des renouvellements essentiels apportés par le tango nuevo depuis les années 90 est la référence aux arts martiaux. Plus qu’une nouveauté, c’est au fond un retour aux sources.

 


 

Mais les origines du tango remontent plus loin que les théâtres et les maisons closes des villes qui entourent le Río de la Plata. N’oublions pas qu’en son cœur résonne l’écho assourdi de la musique et des danses sacrées des esclaves noirs et qu’il en conserve le caractère religieux.

 

…d’une cérémonie sacrée

Plaisir des dieux, danse perverse,
Le tango est rite et religion.
Les orchestres créoles sont ses autels
Et son prêtre, le bandonéon. (Claudio Frollo)
 

Mains - cf. La Cathédrale de RodinUne milonga n’est pas un bal du 14 juillet (aucune ironie ici, j’aime beaucoup le bal des pompiers, je marque seulement une différence). Une milonga est un rituel, qui a ses codes : vêtements, tables autour de la piste, sens du bal (voir la page Les codes du bal). La musique est réglée de manière précise : typiquement une tanda (trois ou quatre tangos), une cortina (une autre musique) ; les tandas elles-mêmes suivent souvent une succession précise : typiquement deux de tango/une de milonga /deux de tango/une de vals/tango/etc. Deux comparsitas de suite terminent le bal.

L’invitation aussi constitue un rite particulier : mirada, cabeceo. Le couple temporaire formé dans la tanda est soumis à des règles : ne pas parler, danser tous les morceaux ensemble, l’homme doit raccompagner la femme à la fin de la danse. C’est plus que du savoir-vivre.

Sans donc les idées religieuses la milonga apparaît comme une sorte de cérémonie sacrée réglée par un rituel.

 


 

Ces quatre activités, le théâtre, l’amour, le duel, le rituel, sont « sérieuses » et leur exécution supporte difficilement le rire. Ceci sans doute explique le fait que le tango se danse sans sourire bien souvent, ce dont les non-danseurs se moquent volontiers, et même parfois les danseurs. Ernesto Sábato affirme ainsi qu’« un Napolitain qui danse la tarentelle le fait pour se divertir ; l’Allemand qui plein de bière tourne au son de la musique du Tyrol rit et s’amuse. Mais le Portègne qui danse un tango le fait pour méditer sur son sort (qui généralement est femme) ou pour mettre en boucle de mauvaises pensées sur la structure générale de l’existence humaine. S’il sourit, c’est en biais. »

Cela ne doit pas nous conduire à penser qu’il n’y a pas de plaisir à danser le tango. Au contraire, ceux qui le font savent que ce plaisir, s’il apparaît moins à l’extérieur, est profond car il trouve ses racines dans des expériences vitales.

 


 

…et d’autres choses encore

Rodolfo Dinzel, rapprochant le tango de l’équitation, a écrit que « dans le tango, les pieds s’appuient sur le sol de la même façon que sur l’étrier d’un cheval, l’articulation des métatarses est la même que le pied sur l’étrier. Le placement de la hanche est celle du cavalier sur le cheval. Danser sans monter et descendre est ce que fait le cavalier sur sa monture. » Il évoque ainsi l’héritage des gauchos dans la danse.

Du quotidien proviennent aussi nombre de pas et de figures : la bicicleta, où l’homme fait tourner le pied de la femme comme si c’était une pédale, le lapiz (crayon), où le bout du pied dessine des ronds sur le sol, la barrida qui évoque une passe de football, la cosida, un point de couture Le pas de l’ivrogne (el paso del borracho) mime la démarche de celui qui titube sous l’effet de l’alcool.

 

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