Certains soutiennent que Dieu en joue,
Mais moi je suis sûr que c’est Troilo.
(Mario Benedetti)
L’orchestre typique du tango (orquesta típica) est composé de quatre instruments, bandonéon, violon, piano, contrebasse. Mais de nombreux autres ont été employés, dès le début et au fil du temps.
Orquesta típica - Les autres instruments
Bandonéon
C’est l’instrument roi, représentatif, archétypique même, du genre, à tel point que tout ce qui est joué au bandonéon paraît être tango. Pourtant il n’était pas là aux origines, il n’apparaît pas dans les orchestres de tango avant 1898.
C’est un petit accordéon carré, à deux tables d’harmonie munies de boutons et dont le soufflet est si long (plus d’un mètre entièrement déployé) qu’il est renforcé de deux cadres de bois et qu’on en joue assis en le posant sur ses genoux. Il appartient à la famille des instruments à anches libres. Contrairement à l’accordéon, son clavier ne comporte aucun accord préparé, chacune des 71 touches ne commande l’émission que d’une seule note à la fois. Son registre approche six octaves et les bandonéons utilisés dans le tango sont bi-sonores, c’est-à-dire que la même touche ne produit pas la même note selon que l’on ouvre ou que l’on ferme le soufflet, ce qui fait qu’il possède en fait quatre claviers.
D’une voix plus pleine et plus proche de la voix humaine que l’accordéon, il « peut gémir, crier, être rageur, frémir et en même temps exprimer une douceur extrême ou une plainte lancinante. Le son peut être neutre ou doux, âpre ou agressif […] En tirant on obtient un effet percussif utilisé pour les marcato et les syncopes […] Il possède une palette expressive étonnante, chacun des côtés ayant une couleur différente, l’un plus étouffé [car il] ne possède pas d’ouverture. La disposition de boutons permet par ailleurs une extension de plusieurs octaves avec une seule main […] L’instrument peut à la fois exécuter une mélodie et des accords complexes » (Michel Plisson).
Il fut inventé et mis au point au milieu du xixe siècle par les Allemands Heinrich Band (d’où son nom) et Carl Friedrich Zimmermann, qui ne prirent pas la peine de le breveter. C’est en quelque sorte un petit harmonium portatif, destiné au départ à jouer les hymnes religieuses et le folklore d’Europe centrale. Les instruments des frères Arnold, Ernest Louis (ELA), et surtout Alfred (AA - Doble A) sont la référence dans le tango. Les ateliers Arnold ferment en 1971, suivis rapidement par les autres fabricants. Dans les années 1980 seuls quelques artisans sont encore capables de réparer les bandonéons. Mais la fabrication de modèles inspirés par les Doble A des années 1920-30 reprend au début du xxie siècle.
Le bandonéon arrive au Río de la Plata dans les années 1860, probablement dans les bagages de marins allemands. Il n’avait à l’époque que 35 touches. Les premiers locaux à en jouer sont soit Tomás Moore (« El Inglés », mais certains affirment qu’il était irlandais), soit un Brésilien surnommé Bartolo, et l’on dit que plusieurs de ceux qui ont rencontré un de ces musiciens ont abandonné par la suite le concertina dont ils jouaient auparavant. Ce serait le cas de Pedro Ávila et de José de Santa Cruz, un musicien noir dont le fils, Domingo Santa Cruz (1884-1931) deviendra un bandonéoniste célèbre » (Pierre Monette) et écrira Unión Cívica. Ruperto (« El Ciego ») et Pablo Romero (« El Negro » ou « El Pardo ») partagent la réputation d’être les premiers à avoir joué un tango avec l’instrument, l’un mendiant sur la rue Moreno et l’autre dans le quartier Palermo.
Le bandonéon met néanmoins longtemps à s’imposer sur les rives du Río de la Plata. Ce n’est guère que dans les années 1900 qu’il devient essentiel dans les orchestres de tango, dont il ralentit la cadence et rend la musique plus mélancolique. Il apporte, par rapport au violon ou à la flûte, des notes plus basses, et d’ailleurs les musiciens de tango n’avaient de cesse de demander aux facteurs allemands d’en rajouter sur les claviers, quand ils ne les costumisent pas eux-mêmes. Avec l’instrument, le tango passe du staccato au legato. Enfin le bandonéon apporte de plus une touche tout à fait originale à cette nouvelle forme musicale, car il n’a pas d’histoire, contrairement au piano ou au violon. Il n’a ni maître, ni méthode, ni répertoire ; tout est à inventer.
Le bandonéon remplit plusieurs fonctions dans la musique de tango : soutien rythmique en combinaison avec le piano et la contrebasse, soliste, instrument du contrechant. Il fournit également de nombreux effets sonores : raspados (le clavier est gratté avec les doigts), silbidos (frottement des doigts sur le bois de l’instrument), golpes de caja (percussions sur la caisse de l’instrument).
Plusieurs morceaux mettent en valeur son rôle : Quejas de Bandoneón de Juan de Dios Filiberto, Che Bandoneón ! d’Aníbal Troilo ou Tristezas de un doble A d’Astor Piazzolla. Les deux derniers sont des bandonéonistes essentiels ; Eduardo Arolas, Vicente Greco, Juan Maglio, Minotto di Cicco (1898-1979, chez Francisco Canaro), Pedro Laurenz, Pedro Maffia, Ciriaco Ortiz (1905-1970), Leopoldo Federico (1927-2014), Rodolfo Mederos (1940-), Nestor Marconi (1942-), Osvaldo Piro (1937-), Daniel Binelli (1946-) également.
« Le bandonéon, il faut en jouer avec un peu de rage, de violence. Il faut le frapper, lui donner des coups, tout exiger de lui. Il faut en jouer avec tout ce qu’on a dans les tripes. On ne peut pas en jouer comme d’un clavecin ; il faut employer une autre sorte de force, c’est quelque chose de plus physique. Comme dit le gros [Leopoldo] Federico, il faut en jouer avec tout le poids de son corps. » (Astor Piazzolla)
Violon
L’instrument central dès les origines, il permet ensuite aux musiciens ashkenaze et napolitains d’importer leurs émotions dans le cadre du tango. Détrôné comme par le bandonéon, il reste néanmoins essentiel : il est le seul instrument toujours présent, du début à nos jours. Selon certains il est même l’instrument caractéristique, plus que le bandonéon. Et il est vrai que dans certains orchestres, comme celui de Carlos di Sarli, le bandonéon est moins important, quantitativement et qualitativement.
Le violon, par ses capacités expressives, apporte beaucoup au tango. Mais l’inverse est également vrai : de nombreuses techniques de jeu naissent dans les milongas : ornementations, percussions sur les cordes (tacos de arco) ou sur la caisse, glissandos fouettés, pizzicati derrière ou au-dessus du chevalet, grattements et frottements. Le violon remplit les mêmes fonctions que le bandonéon, mais c’est d’abord un instrument soliste. Quelques violonistes célèbres : Julio de Caro, Francisco Canaro, Juan d’Arienzo, Elvino Vardaro (1905-1971), Hugo Baralis (1914-2002), Fernando Suárez Paz (« El Negro Suárez Paz », 1941-2020).
Contrebasse
Elle apparaît dans le tango au milieu des années 1910, introduite par Roberto Firpo et Francisco Canaro. Elle est jouée aussi bien à l’archet qu’en pizzicato. Son rôle essentiel est le soutien rythmique où elle double le piano, donnant « la touche rythmique ancestrale africaine » (Juan Carlos Cáceres), de même que dans les contrechants et les ponts harmoniques. Elle est aussi grande fournisseuse d’effets sonores, rappelant les origines africaines du tango : golpes de caja (percussions sur la caisse de résonance ou sur les côtés), strapatta (coups produits avec l’archet sur les cordes), silbidos, latigos. Citons Leopoldo « El Negro » Thompson (1899-1925) qui inventa les effets de percussion qui rappellent les origines africaines du tango, Rafael Canaro (1890-1972), Anecito Rossi (1898-1971), Enrique « Kicho » Díaz (1918-1992), Héctor Console (1939-), Ignacio Varchausky (1976-).
Piano
Présent dès les origines comme instrument soliste ou servant à composer (El Entrerriano, premier tango répertorié, fut composé en 1897 par un pianiste, Rosendo Mendizabal), il ne devient un élément stable des sextetos típicos que dans les années 1900 (deux violons, deux bandonéons, une contrebasse et un piano). Succédant à la guitare, instrument bourgeois par excellence, on peut dire qu’’il a contribué à sédentariser le tango. Il est porteur de soutien rythmique pendant les tutti, mais son rôle devient plus harmonique durant les solos. Parmi les pianistes principaux, citons Roberto Firpo, Carlos di Sarli, Osvaldo Pugliese, Rodolofo Biagi, Horacio Salgán, Orlando Goñi (1914-1945, chez Aníbal Troilo).
Julien Blondel du collectif Roulotte Tango au Festival Saintétango
Percussions, batterie
Les percussions étaient utilisées aux origines du tango. Elles disparaissent dès le début du xxe siècle avec l’avènement du bandonéon. Leur rôle s’est atténué progressivement, parce que dans les bals en lieu fermé leur son trop fort emplissait trop l’espace et dérangeait le voisinage. «Dans les lieux nocturnes où la confidentialité exigeait une musique plus sobre, moins stridente, on optait pour de petites formations fonctionnelles, comme les fameux trios de harpe, violon et flûte, ou quatuors de guitare, flûte, clarinette et piano. Toutes ces combinaison instrumentales […] s’avérèrent être une modalité commode de mobilité professionnelle, dans un milieu étendu et varié […]. Les instruments de percussion furent relégués dans les comparsas [fanfares] de carnaval et les fêtes de la communauté d’origine africaine » (Juan Carlos Cáceres).
Pourtant certains orchestres comme ceux de Francisco Canaro, Osvaldo Fresedo, Sebastián Piana, Alberto Castillo, Romeo Gavioli (chanteur et violoniste uruguayen, 1913-1957) continuent à les utiliser. Piazzolla les fixera définitivement dans l’orchestre de tango. Il existe de plus de nombreux « ersatz », les coups frappés sur le bois des instruments par exemple, qui vont dans le même sens.
Mais même là où elles ne sont pas réellement présentes, elles sont comme intégrées dans le rythme même du tango, et c’est sur leur fantôme que marchent les tangueros.
Orgue de Barbarie
Bien qu’il fasse partie du folklore du tango (El Último Organito, Organito de la Tarde), cet instrument a quasiment disparu dès la formation de l’orquesta típica. Venu d’Italie, et plus précisément de Naples, il avait anticipé aux origines la lenteur et la mélancolie qu’apporta définitivement le bandonéon. La chanteuse contemporaine Haydée Alba s’accompagne volontiers à l’orgue de Barbarie (disque L’Époque tango).
Violoncelle
Il n’est utilisé que depuis les années 40, mais n’a cessé de gagner ses lettres de noblesse dans tous les orchestres importants. Le maître de l’instrument est José Bragato, du Teatro Colón, qui jouera entre autres avec Piazzolla.
Guitare
Présente dès les origines, elle s’effacera parfois mais ne disparaîtra jamais vraiment. Elle accompagne les chanteurs comme Carlos Gardel, Charlo, Nelly Omar. Elle est devenue électrique avec Piazzolla. Les guitaristes essentiels, aux techniques très différentes, sont Roberto Grela (1932-1992) et Ubaldo de Lío (1929-2012).
Harpe, mandoline
Ces instruments, très utilisés au début, sont devenus rares dès le début du xxe siècle. Il est d’ailleurs remarquable que la mandoline, instrument emblématique de Naples dont sont originaires tant d’immigrants et de musiciens, joue un si petit rôle dans le tango.
Accordéon, concertina
L’accordéon remplace souvent le bandonéon dans les styles internationaux, dans le musette par exemple. Il est également présent chez Edgardo Donato.
Flûte
Traversière, en métal, présente et essentielle aux origines, elle disparaît, poussée hors des orchestres par le bandonéon. Elle revient dans les années 60.
Clarinette
Elle est essentiellement présente dans le tango yiddish, où elle joue souvent la partie du violon, voire celle du bandonéon.
Cuivres
Au début la musique de tango pouvait être jouée par des fanfares, comme celle de la municipalité de Buenos Aires, celle de la Police de la même ville, voire de la Garde républicaine française, et bien d’autres moins officielles. Mais les cuivres disparaissent à peu près totalement entre 1920 et 1970, leur non-usage ayant pour fonction de construire une atmosphère intime, chaude et sensuelle, sans stridences. Comme leur nom l’indique plaisamment, Los Tubatango recréent une fanfare dans les années 60, tradition reprise quelques décennies plus tard par La Tubatango. Gato Barbieri (saxophoniste, 1932-2016) et Piazzolla réintroduisent les cuivres au cours de la décennie suivante.
Harmonica
Assez rare dans le tango, cet autre instrument à anches libres est représenté essentiellement, mais avec quel génie, par Hugo Díaz.
Synthétiseur
Piazzolla l’introduit dans le tango.
Beltango Quinteto au Festival SaintéTango